Quel accompagnement pour les enfants bilingues ?

Publié le : 13/04/2020

Saviez-vous que 60% des individus de la planète parlent deux langues ou plus ? Au Québec, 45% des habitants sont bilingues français-anglais, et, avec la hausse des langues immigrantes, la diversité linguistique est en forte croissance. Dans un contexte où ne parler qu’une seule langue est devenu l’exception, comment accompagner les tout-petits bilingues dans les crèches au quotidien ? C’est ce que nous avons demandé à Agathe Tupula Kabola, orthophoniste trilingue et auteure de l’ouvrage « Le bilinguisme, un atout dans son jeu — Pour une éducation bilingue réussie », paru aux Éditions CHU-Ste Justine. 

Florence Dujoux — Beaucoup d’idées reçues circulent sur le bilinguisme et le retard de langage. Les professionnels de la petite enfance devraient-ils adapter leurs attentes en termes de développement du langage vis-à-vis des enfants bilingues ? 

Agathe Tupula Kabola — Les études ont démontré qu’un tout-petit évoluant dans un environnement bilingue atteint les étapes de développement du langage au même âge que les enfants monolingues : babillage entre 6 et 9 mois, premiers mots vers 1 an, combinaison de mots vers 18–24 mois, etc. Seul bémol : un enfant bilingue a souvent moins de vocabulaire dans chacune de ses langues qu’un enfant monolingue, mais son vocabulaire sera au total plus riche que celui d’un enfant exposé à une seule langue. Le bilinguisme n’est donc pas une raison pour justifier un retard de langage : en cas d’inquiétude par rapport à d’autres enfants de la crèche ou à la fratrie, il est préférable d’intervenir précocement et de consulter. 

F.D. — Doit-on s’inquiéter si un enfant mélange ses deux langues ? Et comment réagir ? 

A.T.K. — Passer d’une langue à l’autre dans une conversation est complètement naturel, même les adultes le font ! Ce phénomène, appelé alternance de codes (ou code-switching en anglais) survient quand on a plus facilement accès à certains mots ou concepts dans l’une de nos langues. Cela ne veut pas dire que le tout-petit est confus. Il est motivé par un souci d’efficacité et utilise toutes ses ressources langagières pour exprimer sa pensée. Concrètement, que faire si un enfant demande « Je peux avoir du milk, please » ? On peut par exemple reformuler la phrase pour lui donner le bon modèle, sans pour autant le forcer à la répéter. C’est d’autant plus important si la langue mixée avec le français est peu comprise au sein de la crèche, comme le mandarin par exemple. 

F.D. — Les professionnels de la santé et de l’éducation conseillent souvent aux familles immigrantes d’entamer l’exposition au français à la maison pour faciliter les apprentissages scolaires. Qu’en pensez-vous ? 

A.T.K. — N’oublions pas que la langue maternelle constitue une partie importante de l’identité de l’enfant. Son acquisition permet de s’approprier son histoire, de développer son sentiment d’appartenance culturel, de créer des opportunités de communication avec sa famille, etc. Moi-même, lorsque je retourne au Congo avec mon père, je suis malheureusement dans l’impossibilité de communiquer avec mes oncles et mes cousins, faute de parler le tshiluba. Par ailleurs, la langue maternelle de l’enfant constitue la base pour développer la langue seconde. Par exemple, lire des histoires au tout-petit dans sa langue maternelle l’aidera à développer ses habiletés de lecture dans sa langue de scolarisation. Soutenir la langue d’origine pendant la petite enfance augmente les aptitudes langagières et a un effet positif à long terme sur la réussite scolaire dans la langue majoritaire. 

F.D. — En France, les crèches bilingues se sont développées depuis quelques années. De même, au Québec, de nombreux parents souhaitent que leur enfant apprenne une langue seconde et la parle avec aisance dès le plus jeune âge. Quelles sont les meilleures pratiques pour favoriser cet apprentissage chez les tout-petits ? 

A.T.K. — Pour les gestionnaires de crèche, l’une des clés est la qualité des modèles langagiers. Pour enseigner une langue, il est nécessaire d’en avoir soi-même une excellente maîtrise en terme de prononciation, d’accords et de conjugaison … sous peine que l’enfant ne reproduise les erreurs entendues ! Ensuite, il faut garder en tête que c’est le bain linguistique, c’est-à-dire le degré d’exposition à chaque langue, qui influence la capacité à la parler. Pour être efficace, l’exposition à une langue seconde doit être suffisante (au moins 30% du temps d’éveil, sinon on ne fait que sensibiliser l’oreille), soutenue dans le temps (d’où l’inefficacité des périodes d’immersion ponctuelles, en été par exemple) et prolongée (une période d’exposition de trois heures est ainsi préférable à trois expositions d’une heure). Enfin, les gestionnaires de crèche doivent inciter les parents à être patients : si la croyance veut que les tout-petits soient des éponges, trois à sept ans de contact avec une langue s’avèrent malgré tout nécessaires pour développer une bonne aisance ! Sans oublier que plus une langue est synonyme de plaisir pour l’enfant, plus elle lui est utile dans son quotidien, plus son apprentissage s’en trouvera facilité. 

Rédaction : Florence Dujoux

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